Les Hommes de paille by V. S. Naipaul

Les Hommes de paille by V. S. Naipaul

Auteur:V. S. Naipaul [Naipaul, V. S.]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782246789437
Éditeur: Grasset
Publié: 2014-09-30T22:00:00+00:00


Un mouvement tel que celui de mon père ne pouvait pas durer. Je l’ai dit déjà, ce n’était que le geste d’une protestation de masse, la proclamation d’un désespoir, sans philosophie ni cause. Et l’administration garda son calme. Un gouverneur impétueux aurait pu tenter de déloger mon père et ses adeptes de leur camp sur les terres domaniales, ce qui risquait de provoquer une effusion de sang et des rancœurs. En l’occurrence, on prit certaines précautions qui s’imposaient pour éviter le pillage et les incendies dans les domaines alentour ; le camp fut mis sous bonne garde sans être aucunement harcelé ; on laissa se calmer la frénésie. Quelques arpents de réserve forestière furent brûlés, et mis en culture sans grande conviction. Mais les forêts de splendeur ne produisent pas de récoltes en quatre ou six semaines. Les gens se lassèrent de porter leurs offrandes au camp sans obtenir grand-chose en échange ; ils se lassèrent de l’oisiveté et de la monotonie de la situation. Un retour vers la ville commença à s’esquisser. Il s’accentua dès qu’un accord mit fin à la grève des dockers et que les « volontaires » furent retirés. Le syndicat dont l’autorité s’affirma ainsi fut dorénavant, pour nous, un fléau.

Le camp dans les collines entra dans l’histoire de notre île. Il pouvait s’écouler deux ou trois jours d’affilée sans qu’il en fût question dans les journaux. Au collège, nous – si je peux à nouveau me dissocier – nous renonçâmes à trouver là une source de dramatisation. Ce fut une frustration aussi bien pour ceux qui avaient conçu l’espoir d’un vague soulèvement populaire que pour ceux, comme Deschampsneufs, qui avaient l’appétit du sensationnel. Mais nous ne fûmes pas étonnés. Nous étions persuadés qu’à Isabella, nous formions un peuple essentiellement porté sur les préoccupations domestiques, incapable de soutenir de grands événements. Notre attention eut vite fait de se tourner vers autre chose. Elle se tourna vers un concours de slogans, ce qui nous ressemblait davantage.

Il s’agissait de trouver un slogan pour une marque de rhum. Le premier prix rapporterait la somme inouïe de cinq mille dollars, et le gagnant allait bientôt être proclamé. Cecil avait déployé d’inépuisables trésors d’invention. On avait fait pleuvoir des milliers et des milliers d’exemplaires colorés du formulaire de participation sur la capitale, sur les villes et les villages – on voyait ces papiers roses, bleus ou verts jusque dans les caniveaux –, mais Cecil avait la conviction qu’il remporterait le prix. Il avait « besoin de cet argent », disait-il d’un ton impressionnant. Le rhum s’appelait Isabella Rum et le slogan gagnant auquel s’était arrêté Cecil, et qu’il nous fit connaître dès qu’il l’eut envoyé, dans l’espoir sans doute de tous nous réduire au désespoir, était : « Quand j’ai des invités, je plane grâce à l’Isabella. » Nous avions tous présumé que l’allusion à une réception serait un critère décisif pour les juges : le formulaire de participation était illustré par l’image d’une réunion mondaine dans un pays du Nord. Rétrospectivement, je crois qu’il s’agissait d’une image importée à tout faire.



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